Les traceur·euses

Selon Julie-Isabelle Laurin, traqueuse d'artistes en forêt


Plan aérien de la forêt secrète

Les traceur·euses sont les 7 artistes ayant participé à une résidence de création d'une semaine dans la forêt secrète à Chertsey. Sans pression de produire d’œuvre, iels avaient pour mission de léguer des traces de leur séjour sous la forme de leur choix. Je qualifierais ce legs de patrimoine immatériel, qui témoigne d'une dimension intangible de leur résidence; leurs manières d'habiter le campement, les choses emportées dans leurs bagages, les recettes cuisinées au grand air, leurs explorations du lieu, leurs découvertes. Plus encore, les produits de leur séjour nous donnent un aperçu du regard qu'iels posent sur le monde, dans une collaboration évidente avec le site. Je vois dans ce projet tout le potentiel narratif du processus de création, qui se dessine comme une trajectoire infinie, défrichant toujours de nouvelles forêts intérieures. À présent je n'ai d'autre choix que de m'intéresser à la conservation de ce qui est éphémère, relationnel, contextuel et de développer, ultimement, une muséologie de la forêt.


Archives déposées sur la table à dîner des traceur.euses, crédit: Julie-Isabelle Laurin


Les 7 artistes ont tracé leur chemin dans le campement de la forêt secrète, en quatre temporalités différentes, comme un décor pouvant être re-performé selon une infinité de scénarios. Des réverbérations imperceptibles semblaient les atteindre rétroactivement et influencer le parcours des prochain·es.

Faire son nid, à l'instar des autres architectes de la forêt

Une résidence en devenir


Capture d'écran pendant le montage de la tente sur terrasse, crédit: Julie-Isabelle Laurin
 

Nous avons investi la forêt secrète à petite échelle, dans un esprit de conservation. Dans ce projet, l'imaginaire s'est placé avant toute tentative de développement, en invitant les artistes dans un processus évolutif, contribuant à dessiner les contours d'un avenir incertain. Pour ce faire, nous nous engagions à rendre disponible l'hébergement dans un prêt-à-camper avec commodités de base incluant cuisine extérieure, toilette au compost et douche à l'eau de pluie. Le projet était plus ambitieux qu'il ne paraissait. À coup de masse et de brouettes de sable, nous étions là à faire notre nid, à l'instar des autres architectes de la forêt.


Toilette au compost et douche à l'eau de pluie, crédit: Jonathan Miron Roy
 
Duo Massecar-D'Orion 

Les premièr·es traceur·euses

Duo Massecar·D'Orion, «Partitions champêtres» (page titre), avec la photo de Jonathan Miron Roy

En tant que créatures urbaines hautement sociales, le duo Massecar-D'Orion avait été un peu réticent à embarquer dans l'aventure, ne voyant pas tout à fait l'intérêt de s'isoler dans le bois. Notre point de rencontre fut un intérêt pour la nourriture et l'idée de construire un réseau d'approvisionnement local. Intègres, Catherine et Érick ont développé un projet qui leur permettrait de faire des allers-retours entre la forêt et le territoire gourmand de Lanaudière, ce qui a donné lieu aux Partitions champêtres, une exploration intangible de la campagne cultivée, qui entremêle traçabilité, art infiltrant et art relationnel. Iels ont demandé à être les premièr·es, avec l'intention de léguer une série de partitions aux artistes qui habiteraient les lieux après eux. Inquièt·es d'avoir à partager leur repas avec les ours, Catherine et Érick ont commencé par un week-end de prospection. À ce moment, la tente sur pneus n'était pas prête mais, en bon·nes joueur·euses, iels ont accepté de camper dans une tente d'appoint. Le duo avait ensuite trois semaines pour composer les mystérieuses partitions inspirées de leur séjour (et nous pour terminer la construction du nid des traceur·euses). 

 
L'herbier des traceur·euses, crédit: Julie-Isabelle Laurin


Suite au premier séjour des co-inventeur·es de l'Opéra-Manœuvre*, j'ai pu passer un peu de temps seule en forêt. Avec la contribution clandestine de Catherine, l'herbier vide que j'avais laissé sur place a pris une tournure inattendue, elle y avait fait un collage de feuilles mortes émiettées autour d'un autocollant de bouteille de chasse-moustique. À sa suite, je me suis mise à ramasser les feuilles malades, grugées, parasitées. Ça me rappelait à quel point nous étions vulnérables, comme la nature, particulièrement face aux êtres miniatures. Depuis les premiers balbutiements du projet, j'avais la conviction que le plus grand ennemi de cette résidence de création était le maringouin, ça me terrifiait un peu, j'ai acheté toutes les sortes de chasse-moustiques et tous les modèles de vêtements moustiquaires. J'avais une peur irrationnelle que les artistes s'enfuient en courant. Il fallait des espaces pour se protéger, des bulles qui nous permettraient d’oublier un instant que nous étions des proies pour ces bêtes assoiffées de sang. Maintenant que j'y pense, le fait de se transformer en nourriture pour les moustiques est d'une grande poésie quand on regarde la proximité que nous avons eue avec l'action de se nourrir dans ce contexte particulier. Ça rendait notre participation à la chaîne alimentaire très concrète.

* L'Opéra-Manœuvre (OpM) ne comporte pas de définition « officielle ». Cette formule relève d’un contexte d’occurrence bien précis. Nous pourrions imaginer une pluralité de définitions, dont le sens se redéfinirait dans une interrelation intime à son contexte d’apparition (...) Ou encore, la définition de l’Opéra-manœuvre serait appelée à faire table rase chaque fois qu’on la nomme en lien avec un projet, pour qu’en émerge un nouveau sens selon chaque circonstance d’apparition. (Lalonde-Massecar, 2016-2021.)

Note : c’est en septembre 2015, lors de la soirée de finissage chez DARE-DARE de l’œuvre 79 contaminations, réalisée par mon duo Massecar • d’Orion, que notre récit de manœuvre, notre jeu entre des couches de réalité et de fiction, les mises en abyme de nous-mêmes et de nos archives, la composition sonore de d’Orion et mes paroles en direct, rappelait, selon Létourneau, les opéras contemporains du compositeur américain Robert Ashley (ou un « hörspiel opéra ») et la manœuvre d’Alain-Martin Richard.)


 Chertsey la nuit


Seule dans le bois j’ai l’impression que tout peut arriver, c’est épeurant. C'est maintenant que je m'aperçois que la forêt peut être dangereuse. Le téléphone me rassure, il me reste des batteries, je peux appeler l’extérieur. Je me rends compte que mes connaissances de la survie sont très limitées, je suis devant mon ignorance. Je vérifie que j’ai bien mon briquet, comme si c'était une question de vie ou de mort. Une arme ne serait pas de trop. Ce lieu, la nuit, me donne le vertige. Je suis qui par rapport aux insectes? Je prends une marche dans le noir. Il y a une petite lueur au sol, je m’approche et je découvre une araignée. Je vais plus loin, je découvre une autre lueur, c’est une autre araignée identique. Ce sont leurs yeux, peut-être, qui reflètent ma lampe. Je crois avoir compris mais lorsque je m’approche d’une nouvelle lueur, je ne trouve rien. Étrange. Je sors de la forêt. Je suis happée par le vide de l’obscurité. Celle-ci est rompue par le lampadaire à environ 50 pieds. Je pense à continuer ma route vers les chutes mais je manque de courage et je retourne me coucher. Je ne m'endors qu'aux premières lueurs du jour, comme libérée du poids de la nuit. 


Duo Massecar-D'Orion 

Le retour des premier·ères traceur·euses

Duo Massecar-D'Orion, «Partition I»,  2021

C'était le seul vrai jour d'averse d'un été sec où les alertes à l'orage se succédaient sans se concrétiser. J'attendais le duo en inspectant incrédule l'étanchéité de la nouvelle tente. Ce serait une catastrophe que tout soit mouillé dès la première nuit, d'autant plus que Catherine et Érick avaient avec eux du matériel de technologie alien. La boue sur le chemin de terre rendait l'accessibilité au terrain ardue, particulièrement pour une communauto. Avec mon pick-up, j'ai réussi à monter les traceurs.euses et leur équipement au campement avant de partir à la recherche d'une bâche assez grande pour recouvrir la tente des artistes, valait mieux prévenir.

 
  
Duo Massecar-D'Orion, «Partition II»,  2021

Pour Catherine et Érick, la production de leurs Partitions champêtres passait directement par la mise en action des protocoles établis avant leur départ comme cartographier leurs déplacements, capter des vidéos d'une minute ou enregistrer clandestinement les fermier.ères rencontré.es lors de leurs explorations. À travers cette apparente rigidité protocolaire se trouvent pourtant des interstices où tombent les aspects aléatoires du projet. Les partitions s'écrivent en même temps qu'elles se vivent. La route qui défile, les producteur.trices locaux.ales qui tricotent un mot de bienvenue, le mode aléatoire de la liste d'écoute, les mots inscrits sur les cartes postales écrites dans la forêt secrète sont autant de récits spontanés que de traces d'une expérience insaisissable et tentaculaire. 

 
Duo Massecar-D'Orion, «Partition III», 2021

Ce soir, dans la forêt secrète, un Opéra-Manœuvre s’est manifesté durant le banquet des premier·ères traceur·euses. Cinq humain.es vêtu.es de paillettes, d’élégances et de chapeaux d’occasion, accompagné.es de Jésus, le chien Terrobonnien, s’adonnaient à la partition champêtre numéro trois : la ducasse en pleine forêt! Rassemblé.es autour d’un banquet, les traceur·euses écoutaient les bruits sourds de la forêt – autrefois défrichée et cultivée – et tiraient plaisir des produits de la terre et de la région : pommes-de-terre, têtes de violon, canard, agneau, Sabot de blanchette, le Fleuron, Saga, (…)  Au moment venu, des veilleuses colorées se mirent à clignoter sous l’abri moustiquaire… c’était l’éveil de l’Opéra-Manœuvre. Les traceur·euses allaient rendre hommage à cette forêt, à cette région. (Témoignage du Duo Massecar-D'Orion)


Le banquet en forêt suivi de l'opéra-manœuvre a eu des échos cosmiques dans la région:  que pouvait-il bien se tramer dans les bois? Road trip transcendant, pérégrinations dans Lanaudière vers l'atteinte du divin, le souper et l'OpM furent comme un climax, un apogée. Après cette accumulation d'énergie, de biens, de nourritures et d'expériences humaines interreliées avec le lieu, l'OpM agissait comme point de bascule. Cette séance précédée de la dégustation des mets récoltés combinait la lecture d'un texte écrit le jour même par André-Éric Létourneau et des interventions sonores à partir d'une application de son téléphone, alors que Catherine, à l'image de son multi-tasking habituel, s'affairait à un tirage de cartes de tarot, à la projection sur abri-moustiquaire d'images de leur road trip et coordonnait la lecture des convives au micro. Érick avait installé une table de mixage dans l'abri-moustiquaire, versant sa trame sonore improvisée dans l'univers à travers le haut-parleur 1000 watts. Moi je criais pour accompagner le son d'Érick, je faisais crépiter le feu, je faisais clapoter l'eau de pluie dans la poubelle et je lisais au micro la signification de ma carte de tarot. Jonathan filmait en tissant la toile narrative de la performance telle une araignée, capable de faire tinter la cymbale à des moments opportuns, avec l'une de ses 8 pattes.



Duo Massecar-D'Orion, «Partition IV»,  2021

Les quatre partitions champêtres ont grandement contribué à produire une mythologie de ce qui reliait l'urbanité à la forêt, produisant peu à peu une superposition des deux mondes. Ce legs donnait à revivre des bribes du séjour des deux artistes mais existait de manière autonome, comme œuvre à part entière. En tant qu'hôte, je me donnais le mandat de les présenter aux suivant.es, d'envoyer la liste d'écoute et les arrêts gourmands avant leur départ de Montréal, de présenter la boîte de cartes postales et les lumières afin de permettre à d'autres de passer dans leurs traces. Le banquet est devenu une tradition importante pour chacune des résidences suivantes, re-performé à toutes les sauces, laissant de côté certains aspects, les adaptant au moment. Avec Catherine et Érick, l'action de se nourrir a pris une dimension épique, digne d'une pure expérience de glamping.


«Les traceur.euses - Duo Massecar D'Orion» avec la participation d'André-Éric Létourneau, de son chien Jésus (OpM) et avec la participation des Musiciens Chantale Miron (voix), Claude Roy (clavier), Chantale et Maryse Charron (choristes), Réalisation Julie-Isabelle Laurin et Jonathan Miron Roy, 6 min.
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Caroline Boileau, Stéphane Gilot et Adrien Gilot, leur fils-accompagnateur

La plantation de pin, le rocher et le crâne de chevreuil


crédit: Jonathan Miron Roy

Une petite action spontanée juste avant l'arrivée des nouveaux.elles traceur·euses, je décide de confectionner une pancarte Parking, pour indiquer la petite parcelle défrichée qui servait de stationnement, de crainte que la grosse racine n'arrache le plancher de leur berline. J'avais dû abandonner le projet, réalisant que j'avais dessiné la flèche de ma pancarte du mauvais côté. J'ai pourtant été étonnée de voir au loin Caroline au volant d'une voiture de douche bag de location rouler nonchalamment sur ladite racine. La narrativité du lieu prenait une couleur bien différente d'une bande de traceur·euses à l'autre. Ma pancarte parking allait bientôt être coiffée d'un crâne de chevreuil et trimbalée un peu partout comme un trophée.

 
«Le parking des traceur.euses», crédit: Jonathan Miron Roy

Nous avons traversé ensemble la plantation de pins qui nous sert de haie d'honneur vers le campement, celle qui mène à la toilette au compost puis qui pique vers la cuisine extérieure. C'est là que se trouve la table à dîner, le pit à feu et l'abri-moustiquaire-atelier. Nous avons montré à Adrien sa tente équipée d'un matelas gonflable (celle où Catherine et Érick avaient dormi la première fois) puis la tente des artistes à Caroline et Stéphane, celle sur terrasse avec support à vêtements, armoire et matelas de mousse.

 
Stéphane Gilot «Le déambulatoire de la forêt, 2021

Contrairement au duo précédent, Caroline et Stéphane n'ont quitté le campement que pour explorer les alentours à pied, leur voiture abandonnée indéfiniment en bordure de chemin. Leur quotidien était ponctué par de longues séances de dessin dans leur atelier de forêt, de jour et de nuit, de lectures, de balades de découverte dans les bois, de repas cuisinés en nature et de la coupe du bois mort pour le feu, une activité prisée par Adrien et Stéphane. Cette routine leur a permis de développer une familiarité au lieu, une fluidité qui se dessinait entre les bulles habitables et les endroits qu'ils découvraient peu à peu, se construisant un univers en expansion à partir du campement-noyau.



Caroline Boileau, «La forêt magique», aquarelle, 2021

À travers une étude poético-scientifique du terrain, la pratique en dessin de Caroline et Stéphane a permis de révéler plusieurs éléments qui caractérisent la forêt magique, un travail que seuls une présence et un travail d'observation soutenus peuvent permettre. Assis à la table de l'atelier, protégé·es par une tente-moustiquaire, les deux artistes habitués aux résidences faisaient pousser leurs dessins de manières bien distinctes. Stéphane semblait s'intéresser aux éléments stables et structurants, comme la plantation de pins, la grosse roche en forme de crâne humain ou le pit à feu. Ses dessins révélaient ces architectures inusitées ou éléments urbanistiques témoignant d'un passage du temps. Une installation comme la fosse à feu était récente mais avait été le premier élément autour duquel le campement s'était déployé, la plantation de pins - ou le déambulatoire comme les traceur.euses l'ont rebaptisé- était pour sa part une intervention humaine laissée à elle-même pendant une trentaine d'années et la roche nulle autre que le témoin de l'aire glaciaire.


Stéphane Gilot «Le rocher», dessin au plomb, 2021

Alors que Stéphane semblait s'intéresser à la forêt comme un contenant, Caroline s'intéressait plutôt au contenu, de petits éléments naturels trouvés sur place, avec lesquels elle pouvait développer une intimité, superposer comme des strates sur ses dessins. Sur un dessin à l'aquarelle était représentée une mâchoire de chevreuil dont les dents étaient mises en évidence, puis ornées d'un lacet vert, évoquant la forme d'un talisman. Ces fragments de plante ou d'animaux suggéraient la métamorphose, dont l'ultime représentant semblait être le dessin d'un papillon de nuit noir et blanc aperçu pendant leur séjour. Ses dessins étaient retranscription cyclique de la vie qu'abritait la forêt, à une échelle différente mais s'arrimant à la temporalité étudiée par Stéphane. Adrien, lui, faisait des dessins mystérieux, majoritairement abstraits, faisant un lien entre les deux pratiques de ses parents. Ces études à trois donnaient à cette bulle familiale les allures d'une équipe de scientifiques ayant chacun leur expertise.


Caroline Boileau «Mâchoire-talisman et papillon de nuit», aquarelle, 2021.

Caroline, Stéphane et Adrien sont repartis avec leurs dessins et leurs histoires, laissant derrière eux un parcours déambulatoire dans la forêt. Leur répertoire sylvestre se trouvait attaché sur des petits papiers aquarelle indiquant à l'encre noire 18 lieux découverts sur le terrain et s'accompagnant d'un texte inspiré du roman que lisait Caroline. Partir à la recherche des inscriptions se faisait sans effort, on pouvait les repérer au loin, ce qui permettait de se perdre sans crainte dans les méandres architecturaux et intimistes de la forêt. 

Caroline Boileau et Stéphane Gilot, Parcours déambulatoire en forêt, 2021


«Les traceur.euses - Caroline Boileau et Stéphane Gilot», Réalisation Julie-Isabelle Laurin et Jonathan Miron Roy, 6 min. 19 sec. 



Maryam Izadifard

Rencontre symbiotique



Maryam Izadifard à son premier jour dans la forêt secrète, crédit: Jonathan Miron Roy

Je suis allée chercher Maryam au terminus d'autobus de Joliette, elle m'a félicité pour ma ponctualité. Nous sommes allées faire les courses avant de prendre la route vers Chertsey. J'ai tout de suite été frappée par le rythme de Maryam, déambulant tranquillement dans les allées de l'épicerie, le temps semblait s'arrêter autour d'elle. Est-ce que sa résidence de création était déjà commencée? Nous avons fait escale dans une brocante de Ste-Ambroise, en quête de miroirs. Elle a trouvé deux rétroviseurs de camion, pour garder un œil dans le passé. Moi j'ai trouvé un boléro en poils de renard, un élément chic pour le banquet du soir. Pommes de terre dans le feu, maïs sucré, saucisses et pluie d'étoiles filantes au menu.


Révéler le moment, archives du projet de Maryam Izadifard, Crédit: Julie-Isabelle Laurin et Jonathan Miron Roy

Les miroirs étaient un ancrage avec son projet La mémoire de l'eau. Souvenir de la réflexion du liquide sous le vieux moulin de Terrebonne, ils encadraient maintenant les particularités de la forêt, révélaient nos angles morts. Installés à terre ou à la verticale, les différents miroirs agissaient comme portail vers un autre monde ou plutôt, vers une autre temporalité. Maryam créait les conditions pour que son expérience revête une dimension métaphysique que je n'arrive pas à camper dans le domaine de la superstition. Ses mots résonnent en moi: «je ne suis pas dans l'illusion»; elle croit en la mémoire, une faculté qui permet d'être à plusieurs endroits en même temps. En tenant la surface réfléchissante vers le haut, on avait accès à une autre luminosité, par un simple regard on se trouvait tout en haut de la cime des arbres, où commence le ciel.


Dès le deuxième soir, Maryam est restée seule au campement. J'étais inquiète pour elle, j'avais déjà expérimenté une nuit toute seule et j'avais eu peur. Le lendemain, j'ai pris de ses nouvelles au téléphone; elle n'avait pas bien dormi et l'humidité de la tente lui rentrait dans les os. La première nuit est toujours la plus difficile. Nos tentatives de brancher un chauffage d'appoint sur les batteries 12 volts furent décevantes, même le modèle le plus faible tirait rapidement tout le jus de notre seule source d'électricité. Nous étions devant les limites du campement, certaines choses n'étaient pas encore au point.


La chaise de Maryam dans la forêt n'a pas bougé pendant tout son séjour et même au-delà, crédit: Julie-Isabelle Laurin

Le fait que Maryam soit venue seule m'a semblé avoir un effet d'ouverture sur l'autre dans une forme inattendue. En sa compagnie, je ressentais un grand esprit de collaboration, dans le silence de nos conversations, il y avait un espace libre qui me donnait envie d'écrire ou de dessiner. J'ai compris plus tard que cet espace de dialogue qu'elle avait créé pouvait être activé par différentes entités. Elle m'a confié qu'elle avait eu la visite d'inconnu.es dans ses rêves, qui semblaient liés à la mémoire du lieu. Elle a aussi développé une relation avec les arbres, leur trouvant une ressemblance parfaite à une communauté d'êtres humains, par la façon dont ils occupaient l'espace, parfois timidement, parfois de manière bien affirmée et s'entremêlant lorsqu'ils avaient décidé de partager le même espace. Elle s'assoyait longtemps au même endroit, sur la chaise de plastique blanc, leur parlant, les dessinant en portant une attention particulière à l'endroit où le tronc et le sol se rencontraient. Lorsqu'elle occupait sa chaise, elle semblait s'inspirer de la stabilité de ces personnages sylvestres pour faire pousser ses propres racines dans un effort de symbiose.


Intervention de Maryam Izadifard sur un arbre ami, crédit: Jonathan Miron Roy

Pour prendre soin de ses convives, elle a senti le besoin d'entourer certains arbres de papier d'aluminium, ceux avec lesquelles elle avait tissé des liens au fil des jours. Cet autre matériau réfléchissant prenait l'empreinte de ses nouveaux alliés, des enveloppes légères à l'intérieur desquelles elle gravait parfois des messages secrets pour les prochaines traceuses. Des enveloppes métalliques fragiles mais résistantes au feu,  pour envoyer des messages imperceptibles à travers le temps. Ainsi les traces du passage de Maryam ont pris la forme d'une installation intime, elle se demandait si elle devait la laisser sur place après son séjour, inquiète de nuire à l'environnement. Je n'ai pas su répondre à sa question. En apparence, cette intervention semble inoffensive mais qui sait ce qu'en pensent les autres entités qui habitent là depuis bien plus longtemps. Il faudra peut-être attendre une réponse en rêve. Nous verrons ce qu'il en reste au printemps. 

Installation de Maryam Izadifard dans la forêt secrète, crédit: Jonathan Miron Roy


 «Les traceur.euses - Maryam Izadifard», Réalisation de Julie-Isabelle Laurin et Jonathan Miron Roy, 5 min 19 sec.



 Maggy Flynn et Maggie Flynn

Laisser la lumière faire son chemin

Autoportraits de Maggy et Maggie, septembre 2021.

Elles se sont rencontrées par chance, il y a une dizaine d'années, parce qu'elles portent le même nom, à une lettre près. Depuis, elles s'amusent à répertorier leurs similitudes; leurs anniversaires, leur chemin de vie, leur attachement pour leur camion respectif, leurs garde-robes, leurs pratiques artistiques relationnelles et communautaires. Elles ont profité de cet espace de résidence en forêt pour développer des manières de travailler ensemble et faire un pont entre leurs univers pareil/pas pareil. Le moment qu'elles ont trouvé pour se réunir fut celui de la rentrée, un point névralgique où tout a tendance à se superposer. Étrangement, la fête du Travail marque cette longue fin de semaine de repos sous le signe de la productivité, un dilemme qui a semblé teinter le séjour des deux artistes.


Maggie et Maggy, extrait du cahier «Ce que j'ai appris en résidence», septembre 2021.

Comme le début septembre marquait pour moi un retour à un emploi à temps plein, je n'ai pas été en mesure de les accueillir au campement comme les autres traceur.euses. J'étais déçue de ne pas pouvoir les recevoir en bonne et due forme, comme si je ne pouvais pas faire le travail de passation. J'ai rencontré Maggie Flynn pour la première fois à Montréal quand je suis allée lui porter la clé chez l'autre Maggy Flynn, celle que je connaissais déjà. Je lui ai expliqué du mieux que je pouvais le fonctionnement que nous avions mis en place là-bas; l'approvisionnement en eau potable, le lavage de la vaisselle, la sciure de bois pour la toilette, les batteries 12 volts et l'onduleur, le poêle au propane, la douche froide, la baignade dans la rivière. Surcharge d'information: «surtout, n'oubliez pas la pompe pour la cruche d'eau, car il n'y en a pas là-bas».

Maggy et Maggie, «Punch ton poop»septembre 2021.

Je les ai rejoint au jour 6 de leur résidence. J'ai beaucoup aimé découvrir le campement habité par les nouvelles traceuses.  J'avais l'impression qu'elles avaient vraiment pris leurs aises, même que je me sentais étrangère en ces lieux transformés par leur présence. Sur le petit chemin qui mène vers les installations se trouvaient déjà quelques traces, un premier camion Vandura gris pâle, celui de Maggie, était stationné sur le chemin alors que le camion de lait bleu et vert de Maggy était installé dans le stationnement des traceur.euses. Sur la roue était déposée une pancarte marquée «propriété privée», il y avait un long papier blanc avec des branches vaporisées de peinture or et des tapis gazonnés accrochés dans les buissons, était-ce une tentative de décorer leur nouvel habitat? On pouvait lire sur l'ardoise du camion : «jour no 6 Maggie et Maggy BANQUET!!!» ce qui supposait un rituel répété entre les deux traceuses, une façon d'intituler leur journée, comme le cartel d'une œuvre d'art vivante.


Un des nombreux espaces de travail des deux maggy.ie

Sous le règne des deux Maggie.y,  aucune distinction entre art et vie ou entre repos et travail. Les espaces productifs se superposaient aux espaces de détente; camion, abris-moustiquaire, cuisine, tente, terrasse, table, chaises longues, forêt, chemin, pont, rivière et même la toilette. L'une d'elles m'a confié que ça lui avait pris trois jours pour enfin atterrir, pour finalement se donner les conditions d'une productivité qui prend place en toute fluidité, sans effort, pour arriver à laisser venir les choses. «Arrêter de forcer» fut le mantra qui les ramenait plus proche de cet état de plénitude. 


Maggy et Maggie, «Arrêter de forcer»,  septembre 2021.

Les deux Maggie.y nous ont fait le rappel que la résidence de création est par définition un espace de travail pour les artistes, ce qui implique presque automatiquement qu'il y aura production, même si ce n'est pas demandé. Comment être en résidence a donc été une de leurs grandes conversations afin de ne pas oublier le cheminement qui avait été fait pour en arriver à un mode de travail qui leur correspondait. Le livret assemblé sur place «What I learned in résidence/Ce que j'ai appris en résidence» est rempli d'une sagesse émergée d'expériences vécues, de manières de s'organiser avant, pendant et après une résidence de création.  Il m'a semblé que leurs nombreux projets sont une suite de tentatives de connexions entre elles et le lieu.  Celui qui marque le plus mon imaginaire est ce jeu qui consistait à attraper la lumière. Provenant d'un besoin de soleil dans la forêt-parasol, elles ont couru après les rayons de l'astre comme un liquide qui fuit, documentant les passages de la lumière sur différentes surfaces.  Cette occupation souligne le caractère magique de cette résidence entre les deux Maggy.ie Flynn, la rencontre de deux sœurs cosmiques, un événement rare qu'il faudrait célébrer comme l'alignement de Mercure, Mars, Vénus, Jupiter et Saturne. Les deux traceuses ont clos en beauté le cycle des résidences dans la forêt secrète. Elles y ont légué leurs réflexions en chantier, des projets entamés sur place qu'elles nous invitent à poursuivre comme une conversation de longue haleine. 


 «Les traceur.euses - Maggy Flynn et Maggie Flynn», 5 min. 2 sec.





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Nous remercions le Conseil des arts et des lettres du Québec pour son support, notre partenaire Espace arts in situ,  Chantale Miron qui nous a prêté sa forêt magique, Jonathan Miron Roy, Claude Roy, Hélène Delavaud, Anne-Marie-Cool et Marguerite Blanchette pour leur support moral et technique.

Nous reconnaissons que la forêt secrète est située à Chertsey, à l'ouest de la rivière Ouareau, dont le nom vient d'un mot algonquien qui veut dire "au lointain". (1) Chertsey est, comme tout le Canada, un territoire autochtone. Chertsey est à la limite sud de Nitaskinan, le territoire ancestral de la nation Atikamekw (2,3), et à la limite est du territoire ancestral de la nation Omàmìwininìwag. (4) Le nom Chertsey était donné dans le 18e siècle, en référence à une ville du même nom en Angleterre (1). La municipalité contemporaine de Chertsey considère que son fondateur était un curé catholique au 19e siècle (5). Cependant, ce territoire n'a jamais fait partie d'un traité avec le gouvernement du Canada, et il n'a jamais été cédé par ses gardien.nes autochtones. (3,4)